Il feint de respecter les traditions, mais l’ambition de succéder au père l’entraîne vers des détours peu orthodoxes.

3. LE PARJURE

de Marion Zimmer Bradley

 

 

Dans la fraîcheur du soir, Fiora d’Arilinn se promenait dans le Jardin de la Gardienne, le Jardin des Fragrances. Elle y était venue pour être seule, pour jouir du parfum des plantes et des fleurs semées par quelque autre Gardienne depuis longtemps disparue. Elle se demanda qui était cette Gardienne, qui, avant les temps historiques, avait créé ce lieu de paix, sa retraite. Etait-elle aveugle, elle aussi ? Ou était-il… car Fiora savait qu’autrefois les hommes aussi pouvaient être Gardiens – même à Arilinn. Un jour peut-être, quand le travail serait moins pressant, elle entreprendrait de remonter le temps pour découvrir qui avait été cette Gardienne.

Fiora sourit, presque avec tristesse. Quand le travail ne serait pas si pressant – autant dire quand les oranges et les pommes pousseraient sur les murs de glace de Nevarsin ! Une Gardienne, et surtout une Gardienne d’Arilinn, était trop occupée pour s’offrir le luxe de se livrer à une curiosité purement intellectuelle. Il y avait des novices à former, des jeunes à tester pour le laran, et si possible à engager temporairement au service d’Arilinn ou d’une des Tours restantes. Et il y avait bien d’autres choses à faire à la Tour, compliquées par le service incessant des Relais. Pourtant, Fiora était exemptée de ce dernier : une Gardienne avait mieux à faire.

Pour le moment, Fiora était libre de jouir de ce jardin, son domaine privé. Mais pas pour longtemps. Elle entendit s’ouvrir la grille du jardin, et, avant même que son esprit ne le touche, elle reconnut, à sa démarche mal assurée et à l’odeur de kirian qui flottait en permanence autour de lui, Rian Ardais, le vieux technicien qu’elle connaissait depuis l’enfance.

Une fois de plus, il s’était enivré au kirian. Fiora soupira. Elle détestait le voir dans cet état, mais comment pouvait-elle l’arrêter, même en sachant que tôt ou tard il se détruirait ? Elle se rappela que Janine, la vieille Gardienne qui l’avait formée à son arrivée, parlait de l’ivresse perpétuelle de Rian.

– Entre deux maux, il faut choisir le moindre, et ce n’est pas à moi de lui interdire ce dont il a besoin pour conserver sa raison. Et il ne permet jamais à son état d’affecter son travail. Dans les Relais et dans le cercle, il est toujours parfaitement sobre.

Janine n’en avait pas dit plus, mais Fiora avait entendu ce qu’elle ne formulait pas : comment puis-je l’arrêter ou lui refuser ce secours, quand l’autre terme de l’alternative serait pour lui de ne plus tolérer du tout le travail qu’il fait ici ?

– Domna Fiora, dit le vieil homme d’une voix mal assurée, je ne viendrais pas te déranger sans nécessité dans l’état où je suis. Tu as bien mérité un moment de loisir et…

– Peu importe.

Elle l’avait vu une fois, avant que la maladie ne la prive de la vue. Elle le voyait toujours grand et beau, tout en sachant qu’il était devenu squelettique et que ses mains tremblaient. Sauf, bien sûr, quand il travaillait aux réseaux de matrices, où elles ne tremblaient jamais. Comme c’était étrange qu’il pût avoir le geste assuré dans ce cas, alors qu’il ne pouvait même pas se raser sans se couper !

– Qu’y a-t-il, Rian ?

– Un messager dans la cour extérieure, dit-il. Il vient d’Ardais. On a besoin du jeune Dyan à la maison, et si c’est possible, je dois partir avec lui.

– Impossible, dit Fiora. Tu peux partir, bien sûr : tu as bien gagné des vacances. Mais Dyan doit rester.

Elle était choquée de cette demande. Le règlement très strict stipulait que pendant les quatre mois suivant une acceptation à Arilinn comme novice, rien ne devait venir entraver la formation de ce dernier. Ivre ou non, Rian aurait dû pouvoir régler cette affaire sans faire appel à la Gardienne.

– Renvoie le messager et dis-lui que Dyan est en isolement.

Puis elle réalisa que le vieil homme tremblait. Fiora projeta vers lui sa conscience, qui la servait mieux que la vue. Elle aurait dû s’en douter. Il ne l’aurait pas importunée sans nécessité, après tout, et, en l’occurrence les choses étaient plus graves qu’elle ne l’avait d’abord pensé. Elle soupira, réalisant les efforts qu’il avait faits pour empêcher sa détresse de l’atteindre, et elle abandonna la paix du jardin.

– Raconte, dit-elle tout haut.

Il parla, disciplinant soigneusement ses pensées pour qu’elle puisse se contenter de ses paroles, si elle voulait.

– Une mort.

– Le Seigneur Kyril ?

Il ne manquerait à personne, se dit Fiora. Même dans l’isolement d’Arilinn, la jeune Gardienne avait entendu parler de sa vie dissolue et de ses accès de folie. Bien des membres du clan Ardais étaient dangereusement instables. Kyril était fou. Rian, malgré ses efforts, s’adonnait à l’ivresse du kirian. Il était encore trop tôt pour juger du jeune Dyan, mais Fiora fondait certains espoirs sur lui.

– Même pour une mort dans la famille, Dyan ne peut pas être libéré si tôt.

Pourtant, si Kyril était mort, Dyan était Héritier d’Ardais, et il n’était plus question qu’il prête serment pour servir la Tour d’Arilinn.

– Ce n’est pas Kyril.

Sa voix tremblait, et, malgré ses efforts pour discipliner ses pensées, elle l’entendit souhaiter que ce ne fut que ça.

– C’est pire. Les dieux me sont témoins que j’aime mon frère et que je n’ai jamais jalousé l’héritage d’Ardais ; ma vie ici m’a satisfait.

Oui, se dit Fiora, tellement satisfait que tu ne peux pas passer une décade sans t’enivrer au kirian ou à quelque autre drogue. Mais était-ce à elle de se moquer des défenses de cet homme ? Elle avait les siennes. Elle se contenta de répéter :

– Raconte.

Pourtant, il hésitait encore. Elle le sentait réfléchir. Fiora était Gardienne, vierge jurée, on ne pouvait pas dire ces choses devant elle.

Enfin il se décida, et elle perçut du désespoir dans sa voix :

– C’est l’épouse de Dom Kyril, Dame Valentina. Elle est invalide depuis des années, et sa plus jeune fille – Dyan, bien sûr, est l’aîné, fils de sa première femme –, sa plus jeune fille Elorie a assumé le rôle de maîtresse de maison. Certaines soirées de Kyril sont… dissolues.

Il avait choisi le mot le plus neutre qu’il pût trouver.

C’est ce que Fiora avait entendu dire. Elle hocha la tête, lui faisant signe de continuer.

– Dame Valentina n’aimait pas qu’Elorie paraisse à ces réceptions, dit Rian, mais Kyril le voulait à toute force. Alors, malgré sa maladie, Domna Valentina est venue pour protéger sa fille, et, dans un accès de rage éthylique – ou pire –, Kyril l’a frappée.

Il fit une pause, mais Fiora savait déjà.

– Il l’a tuée.

Effectivement, c’était pire que ce qu’attendait Fiora. Kyril avait toujours été dissolu – on disait, pas tout à fait en plaisantant, que la liste de ses bâtards égalait les conquêtes légendaires de Dom Hilario, libertin notoire des fables et des contes populaires, et on racontait qu’il avait dû plusieurs fois payer de fortes sommes pour éviter le scandale à la suite d’une correction brutale infligée à l’une de ses maîtresses. Fiora était trop innocente pour comprendre les implications sexuelles de ce comportement, et n’y aurait vu que brutalité d’ivrogne. Mais le meurtre d’une épouse légitime di catenas, c’était autre chose, et le scandale ne pourrait pas être étouffé.

Pourtant, Fiora hésitait encore.

– Tu es Régent d’Ardais jusqu’à la majorité de Dyan, dit-elle au bout d’un moment de réflexion, et j’hésite à interrompre sa formation. Nous savons qu’il n’a pas le Don des Ardais, mais c’est un télépathe potentiellement puissant. Et un télépathe non entraîné est un danger pour lui-même et pour tous ceux qui l’entourent, ajouta-t-elle, citant l’une des plus anciennes maximes des enseignants d’Arilinn. Je sais qu’il s’agit d’une crise grave pour Ardais et peut-être pour tous les Comyn, Dom Rian, qui nécessitera peut-être l’intervention du Conseil. Mais pourquoi y impliquer Dyan ? Tu es le frère de Dom Kyril et le Régent. Et tu peux partir quand tu voudras. Je t’y autorise. Mais pourquoi Dyan devrait-il t’accompagner ? Ce n’est même pas comme si Dame Valentina était sa mère ; elle n’était que sa belle-mère. Je pense que tu devrais te mettre en route immédiatement, et que Dyan doit rester ici.

Rian se tordit les mains. Fiora sentit son désespoir. Pour ça, elle n’avait pas besoin de la vue. Une fois de plus, elle perçut la forte odeur de kirian flottant autour de lui, et qui dominait toutes les senteurs du jardin, et elle s’irrita qu’il eût profané sa retraite favorite. Elle se demanda si elle pourrait jamais recommencer à s’y promener sans se rappeler cette forte odeur de drogue et de misère qu’elle sentait dans la brise du soir. Silence. L’aveugle se raidit au contact de la souffrance émanant de l’homme.

Rian n’était pas véritablement un vieillard, se dit Fiora ; c’étaient le chagrin et peut-être les effets secondaires des drogues qui lui en donnaient l’apparence. Il aurait dû être dans la force de l’âge, ayant un an de moins que Kyril. Pourtant, il semblait décrépit, et c’est ainsi qu’elle le voyait par tous les yeux d’Arilinn. Il resta immobile et silencieux devant elle, et, au bout d’un moment, elle entendit un sanglot étouffé.

– Rian, qu’as-tu ? Y a-t-il autre chose ?

Il ne dit rien, mais la Gardienne, que l’empathie ouvrait à la détresse de son compagnon, fut submergée par son désespoir. En cet instant, elle sut pourquoi Rian se droguait, pourquoi il avait l’air d’un vieillard alors qu’il était plus jeune que Kyril, à l’instant même où elle l’entendit bredouiller, plein de honte.

– J’ai… j’ai toujours eu peur de Kyril. Je n’ose pas… je n’ai jamais été capable d’affronter sa… sa colère et sa brutalité. Depuis ma jeunesse, je n’ai jamais cherché à m’opposer à lui. Je n’ose pas rentrer à la maison, surtout en ce moment, si Dyan ne m’accompagne pas.

Fiora s’efforça de dissimuler le choc et la pitié qu’elle ressentit, et qu’elle sentait teintés d’une nuance de mépris dont elle devait avoir honte. Rian n’avait pas choisi sa faiblesse. Pourtant, elle savait que rien ne serait plus jamais pareil entre eux. Elle était Gardienne ; elle avait conquis cette charge élevée par ses qualités, un travail acharné, et une austérité qui brisait neuf femmes sur dix. Elle était la supérieure de Rian, mais il était son aîné et elle l’avait toujours aimé et admiré. Son affection persistait, mais elle était choquée et déroutée par le changement de ses propres sentiments. Néanmoins, la jeune Gardienne reprit d’une voix douce et neutre :

– Eh bien, Rian, il semble qu’il n’y ait rien d’autre à faire. Je parlerai à Dyan. Si c’est possible sans bouleverser totalement la formation qu’il a reçue jusque-là, je l’autoriserai à rentrer avec toi à Aidais. Envoie-le-moi, mais pas ici.

Elle ne voulait pas profaner son jardin davantage.

– Je l’attendrai dans une heure près de la cheminée du salon.

 

A ce stade de sa vie – il devait avoir dans les dix-neuf ans, pensa-t-elle –, Dyan Ardais avait conservé sa sveltesse d’adolescent. Naturellement, Fiora ne pouvait pas le voir, mais elle l’avait souvent vu par les yeux des autres, dans le cercle d’Arilinn. C’était un jeune homme d’une beauté ténébreuse, au visage fin et étroit encadré de boucles noires. Il avait aussi les yeux de ce gris acier presque incolore qui, Fiora le savait, annonçait souvent un puissant télépathe. Mais si Dyan était télépathe, il s’était parfaitement habitué à barricader son esprit, même devant elle.

Au cours de sa formation de Gardienne, elle avait appris à être inaccessible à tous les hommes ; et Dyan ne faisait pas exception. Fiora était innocente, mais elle était télépathe et Gardienne, et, au début de la formation de Dyan, juste après son arrivée à Arilinn, elle avait appris sur lui bien des choses, dont le fait qu’il serait toujours inaccessible pour elle et pour toutes les autres femmes. Peu importait à Fiora ; il ne serait ni le premier, ni le dernier, amoureux des hommes, à se faire une place et une réputation dans les Tours. Ce qui la troublait, c’est qu’un garçon si jeune – Fiora elle-même n’avait pas plus de vingt ans, mais la formation de Gardienne vieillit vite le corps et l’esprit – fut si fermé, impassible et invulnérable. A son âge, un novice de Tour aurait dû être ouvert à sa Gardienne. Etait-ce un signe avant-coureur de l’instabilité des Ardais, qui pouvait se manifester plus tard, comme chez Rian, dans la dépendance à une drogue ? Ou – pour être juste, elle se remémora ce qu’elle savait de Dom Kyril – était-ce la conséquence d’une jeunesse passée en présence d’un fou ? A sa connaissance, et dans le cas contraire elle l’aurait su, Dyan ne recourait au kirian que pour le travail nécessaire à la Tour et pour sa formation. Et, même si certains Ardais buvaient beaucoup trop, elle avait remarqué qu’il buvait peu, et seulement au dîner. Pour autant qu’elle le sût, il n’avait pas de gros défauts de caractère. Certaines Gardiennes auraient considéré son homosexualité comme un défaut, mais Fiora ne s’en souciait pas, aussi longtemps que ça ne perturbait pas le cercle, et jusque-là elle n’avait causé aucune dissension. Les autres membres du cercle étaient tolérants et l’aimaient bien, semblait-il. Il avait toute l’apparence d’un jeune homme tranquille et inoffensif, pourtant quelque chose chez lui, quelque chose qu’elle ne parvenait pas à identifier, continuait à la troubler. Pourquoi un homme aussi jeune que Dyan était-il si opaque pour sa Gardienne, alors qu’il aurait dû être transparent ?

Dyan s’inclina et dit, de la voix musicale qui était pour Fiora sa qualité la plus séduisante :

– Mon oncle m’a dit que tu voulais me voir, domna.

– Il t’a dit à quel sujet ?

– Simplement qu’il y avait des problèmes à la maison et qu’on y avait besoin de moi. Rien de plus… non, il a dit aussi que c’était assez grave pour que je rentre, bien que je n’aie pas encore terminé ma première période de formation.

Il se tut, attentif.

– As-tu envie de rentrer chez toi, Dyan ? demanda Fiora.

Pour la première fois, elle perçut une trace d’émotion dans sa voix.

– Pourquoi ? Mon travail ici n’est-il pas satisfaisant ? J’ai… j’ai fait tous mes efforts…

– Absolument pas, dit-elle vivement. Rien ne me ferait plus plaisir que tu termines ta formation, et même que tu restes quelque temps avec nous, des années peut-être, bien qu’étant Héritier d’Ardais tu ne puisses pas envisager d’y rester définitivement. Mais, comme Rian te l’a dit, il y a des problèmes chez toi qu’il ne se sent pas la compétence de régler seul. Il m’a demandé comme une faveur que tu sois autorisé à l’accompagner. C’est très inusité à ce stade de la formation, et je dois déterminer si cela te nuira ou non de l’interrompre un certain temps.

Elle ajouta avec franchise :

– Si tu es ici uniquement parce que tu es malheureux chez toi, alors c’est ton dévouement envers Arilinn qui est en question, comme tu peux le comprendre.

Elle sentit qu’il souriait.

– Il est vrai que je n’ai pas grande attirance pour la vie à Ardais, dit-il. Je ne sais pas ce que tu sais de mon père, Dame Fiora, mais je t’assure que le désir d’échapper à la vie chaotique qui y règne est la marque la plus sûre d’un esprit sain. Je trouve plaisir au travail que je fais ici – est-ce mauvais ?

– Bien sûr que non, dit-elle, et je n’ai aucun reproche particulier à te faire à ce stade. Qui est chargé de ta formation ?

– Rian, pour l’essentiel. Il pense que je ferai un bon technicien. Et Domna Angelica trouve que je monitore bien. Elle pense que je suis prêt pour le Serment du moniteur.

– Je t’autorise volontiers à le prêter, dit Fiora, et même devant moi si tu veux. Mais ce disant, tu n’as pas répondu à ma question, Dyan. As-tu envie de rentrer chez toi ?

Il soupira, et ce soupir fut sa réponse. Fiora n’était pas maternelle, mais, un instant, elle eut envie de le prendre dans ses bras. Sensation fugitive, qui aurait autant désolé Dyan qu’elle-même. Se rappelant que son devoir exigeait qu’elle l’interroge, mais pas en paroles, elle projeta son esprit vers lui. Elle perçut la tension de ses épaules, les sillons marquant son visage lui disant mieux que des paroles quelle était la réponse à sa question.

– Je n’en ai aucune envie. Mais si on a besoin de moi, comment puis-je refuser ? Rian est bien intentionné, mais il n’est pas…

Il fit une pause, et elle l’entendit chercher le mot juste, qui ne serait pas une critique de son oncle.

– Il n’a pas l’habitude du monde.

Elle ne contesta pas cette façon polie d’éluder la question, tout en pensant, avec quelque chagrin, qu’il aurait dû être plus franc avec sa Gardienne.

– Dyan, tu es un jeune homme responsable. Qu’en penses-tu ? Cela nuira-t-il à ta formation ? Je te laisse décider.

Il poussa un soupir qui semblait remonter des profondeurs de son être.

– Je te remercie, domna, de me poser la question, dit-il.

La seule réponse que je puisse faire, c’est que si le Domaine exige ma présence, je ne dois pas penser à autre chose.

De nouveau, sans vraiment savoir pourquoi, Fiora ressentit une immense pitié pour le jeune homme.

– Tu parles en homme d’honneur, Dyan.

Elle sentit les épaules de Dyan se voûter, comme sous le poids de tout un monde. Non, pas d’un monde, seulement d’un Domaine. Elle dit avec douceur :

– Alors, il ne me reste plus qu’à te faire prêter le Serment de moniteur, Dyan. Tu ne dois pas partir avant. Puis tu seras libre de faire ce que ta conscience te dictera.

 

Elle prit congé d’eux quelques heures plus tard aux grilles d’Arilinn. Rian, déjà tassé sur sa selle, faisait plus vieux que son âge. A quelques pas de Fiora, Dyan était debout près de son cheval, son beau visage durci par une tension qu’elle percevait sans la voir. Il se pencha respectueusement pour lui baiser la main, et elle sentit les rides soucieuses creusant ses traits.

– Adieu, Dame Fiora. Je te reviendrai bientôt.

– Je te souhaite un agréable voyage.

– C’est impossible, dit Dyan, avec une nuance amusée. Pour regagner Ardais, il faut passer par quelques-unes des pires montagnes des Domaines, dont le Col de Scaravel.

– Alors, je te souhaite un voyage sans accident. J’espère que la situation chez toi sera moins grave que tu ne l’envisages, et que tu nous reviendras bientôt, dit-elle.

Puis il se mit en selle et ils s’éloignèrent.

Fiora fut prise d’un accès de colère. Non, je n’aurais jamais dû l’autoriser à nous quitter ! pensa-t-elle.

 

L’oncle et le neveu chevauchèrent un moment en silence. Dyan dit enfin :

– Tu sais que Fiora a insisté pour que je prête le Serment de moniteur avant de quitter la Tour ? Cette précipitation est-elle normale, mon Oncle ?

Rian soupira et répondit :

– Oui ; c’est la coutume de faire prêter le Serment, même aux enfants, dès qu’ils sont en âge de le comprendre.

– Alors ça ne voulait pas dire que Fiora se méfie de moi, qu’elle se presse tant de me lier par cette promesse ? demanda Dyan.

– Bien sûr que non ! dit Rian, fronçant les sourcils. C’est la tradition.

– Bon.

– Tu n’as pas à regretter d’avoir prêté le Serment de moniteur ! s’écria Rian, se remémorant sa formulation… nentrer dans aucun esprit sauf pour soulager ou guérir, et ne jamais forcer la volonté de quiconque.

– Peut-être, dit Dyan au bout d’un moment. Pourtant, je ne peux me défendre de l’impression d’avoir cédé un droit sur mon libre arbitre. Je ne pensais pas avoir besoin d’un serment pour agir en conscience, ni pour m’obliger à un usage éthique du laran.

– Le Serment est surtout nécessaire pour ceux qui répugnent le plus à le prêter, dit Rian. Ceux qui pensent ne pas en avoir besoin ne doivent pas s’en formaliser.

Il sentit Dyan sur le point d’ajouter quelque chose, mais il se tut.

 

Le voyage dura quatre jours, et pourtant ils traversèrent les montagnes le plus vite possible. Quand ils arrivèrent en vue du Château Ardais, Dyan vit la bannière noir et pourpre de la lignée flotter sur la maison, indiquant que le Chef du Domaine s’y trouvait.

– Il est là, dit Dyan. Je souhaitais peut-être qu’il ait fui. Le Domaine est en deuil. C’est pure arrogance de sa part.

– Plus probablement, dit Rian, il trouve son acte si justifié qu’il ne lui est même pas venu à l’idée de fuir la justice.

Dyan dit en soupirant :

– Je me rappelle comment il était avant – quand j’étais petit. Je l’aimais. Maintenant, je me souviens à peine du temps où il n’était pas une brute. Je me cachais parfois dans un buffet quand il était soûl et hurlait des menaces à travers tout le château… Le plus triste de tout, c’est qu’Elorie ne l’aura connu qu’ainsi, et n’aura jamais le souvenir d’un père digne d’être aimé. Parce que, Rian, ne va pas t’y tromper : j’aime mon père, en dépit de tout ce qu’il a fait.

– Je n’en ai jamais douté, mon garçon, dit Rian avec douceur. Moi aussi je l’aimais, autrefois.

 

Ils étaient presque à la porte quand Elorie apparut, pâle comme un linge. Elle semblait n’avoir ni mangé ni dormi depuis la mort de sa mère. Elle se jeta en pleurant dans les bras de Dyan.

– Oh, mon frère ! Tu es au courant… ma mère…

– Chut, petite sœur, dit Dyan, lui caressant les cheveux. Je suis venu aussi vite que j’ai pu. Je l’aimais, moi aussi. Où est notre père ?

– Il s’est enfermé dans la Tour et ne laisse personne l’approcher, pas même ses serviteurs personnels. Après, il est resté ivre mort pendant tout un jour, hurlant et vociférant qu’il allait tuer tout le monde…

Elorie frissonna, et Dyan, au souvenir de scènes semblables de son enfance, lui tapota le dos comme si elle était encore une petite fille.

– Puis il s’est enfermé dans la Tour et ne veut plus en sortir. J’ai dû m’occuper de tout… pour Maman…

– J’en suis désolé, petite sœur ; mais je suis là maintenant, et tu n’as plus à avoir peur. Va te reposer, et tâche de dormir. Demande une potion qui te fasse dormir à ta nourrice. Je m’occuperai de tout, comme il convient au Gardien du Domaine, dit Dyan. Mais quand ta mère sera enterrée, tu ne pourras plus rester seule ici avec Père. Plus maintenant.

– Mais où aller ? demanda-t-elle.

– Je trouverai bien. Tu pourrais être mise en tutelle à Armida, ou même dans l’une des Tours. Tu es Comyn et de noble naissance. Mais pour le moment, il faut manger et dormir. Tu devras être présentable quand on portera ta mère en terre. Il ne faudra pas que tu aies l’air d’avoir soutenu un siège, même si c’est ce que tu ressens, ajouta-t-il, perspicace.

– Et Père ? Vas-tu le laisser se cacher dans la Tour, à proférer des horreurs sur ma mère, prétendant qu’elle l’a poussé à la tuer ?

– Remets-t’en à moi, petite Lori, dit Dyan avec calme.

Devant son air soulagé, il lui caressa de nouveau les cheveux et dit à Rian :

– Appelle la nourrice, s’il te plaît, et demande-lui de ramener Lori dans ses appartements et de s’occuper d’elle.

– Oh, soupira Elorie – et il vit qu’elle était à bout de forces –, je suis épuisée, et si contente que tu sois là. Maintenant, tout ira bien.

Quand la nourrice eut emmené Elorie dans ses appartements, Dyan entra dans le Grand Hall et appela le coridom.

– Seigneur Dyan, quel plaisir de te voir ! fit-il, et, curieusement, il répéta ce qu’avait dit Elorie : Maintenant que tu es là, tout ira bien.

C’était comme un poids qui le terrassait. Ils devraient chercher à me faciliter la vie, au lieu de m’attendre pour charger mes épaules de ce fardeau, pensa-t-il avec une rage contenue. Il n’était pas prêt à diriger le Domaine ; ne pouvait-il pas même terminer son éducation ? Il aurait dû s’y attendre. L’année précédente, on l’avait déjà rappelé de Nevarsin pour assurer la Régence quand son père avait contracté la fièvre d’automne ; ils n’avaient pas perdu de temps pour le nommer Gardien du Domaine. C’est cette fièvre qui l’a perdu, pensa Dyan. Elle lui a affecté le cerveau. Avant, il était ivrogne et dissolu, mais il avait sa raison et était rarement cruel.

Il n’avait jamais été question, pensa-t-il avec calme, de faire de Rian le successeur de Kyril. Jamais le plus optimiste des Ardais n’avait pensé que Rian était capable d’assumer cette charge. Mais ils étaient tous prêts à en accabler un garçon de dix-neuf ans.

Le coridom entreprit de lui raconter comment avait commencé ce banquet fatal, mais Dyan le fit taire d’un geste.

– Peu importe. Dis-moi seulement comment il en est venu à frapper ma belle-mère.

– Je ne suis pas sûr qu’il ait en conscience de la frapper. Il était ivre.

– Alors, au nom de tous les dieux, s’écria Dyan, frustré, puisque vous savez tous qu’il a ces crises de rage quand il est soûl, pourquoi ne l’empêchez-vous pas de boire ?

– Seigneur Dyan, si toi qui es son fils, et Dame Valentina qui était son épouse, vous n’êtes pas parvenus à l’en empêcher, comment voulez-vous que nous fassions, nous autres simples serviteurs ?

Dyan trouva quelque logique dans cette réponse. D’ailleurs, il était trop tard maintenant.

– Rien à faire, dit Dyan. Il est fou. Il faut le surveiller, peut-être l’enfermer pour l’empêcher de nuire à lui-même et aux autres.

– Et que deviendra le Domaine, maintenant que Dame Valentina est morte et que tu es à la Tour ? demanda le coridom.

Dyan poussa un profond soupir :

– Laisse-moi faire. Bon, maintenant, je vais monter voir mon père.

 

Dom Kyril s’était barricadé dans la salle la plus haute de la tour nord du château, et Dyan batailla en vain contre la lourde porte. Finalement, il donna des coups de pied dans le battant en hurlant, et, au bout d’un moment, une voix chevrotante lui répondit.

– Qui est là ?

– C’est Dyan, Père. Ton fils.

– Oh, non, répondit la voix. Tu ne m’auras pas comme ça. Mon fils Dyan est à Arilinn. S’il était là, rien de tout ça ne serait arrivé ; il aurait obligé mes serviteurs rebelles à m’obéir.

– Père, je suis arrivé d’Arilinn hier soir, dit Dyan, le cœur lui manquant devant la folie cauteleuse – réelle ou feinte – qu’il percevait dans la voix de son père.

Si j’avais été là, c’est vrai, cela ne serait pas arrivé ; je l’aurais fait enchaîner avant.

– Au diable, Père, ouvre cette porte ou je vais l’enfoncer !

Dyan souligna sa menace d’un violent coup de pied qui ébranla les gonds.

– J’ouvre, j’ouvre, dit la voix avec irritation. Inutile de tout casser.

La grosse serrure grinça, et, au bout d’un moment, le battant s’entrouvrit et Dyan vit le visage de son père.

Autrefois, Dom Kyril avait été bel homme, avec les traits harmonieux de tous les hommes d’Ardais. Maintenant, il avait les yeux injectés de sang, la figure bouffie par l’alcool, les vêtements sales et en désordre. Il regarda Dyan, le visage agité de grimaces hostiles, et marmonna :

– Qu’est-ce que tu fais là ? Tu étais tellement pressé de t’en aller à la Tour, qu’est-ce que tu viens faire ?

Ainsi, ce serait ça, sa défense ? Il feindrait d’ignorer ce qui s’était passé, et mettrait Dyan sur la défensive ?

– Je suis parti avec ton accord, Père. Devais-je penser qu’il ne fallait pas confier le Domaine à son souverain ? Allons, Père, ne fais pas semblant d’être plus ivre ou plus fou que tu ne l’es.

Les yeux rouges de Dom Kyril se fermèrent en une nouvelle grimace.

– Dyan, c’est bien toi ? dit-il. Vraiment toi ? Pourquoi sont-ils tous furieux contre moi ? Qu’est-ce que j’ai fait encore ? J’ai besoin de boire un verre, mon garçon, et ils ne veulent pas m’apporter du vin…

Dyan comprit les divagations de son père. C’était un ivrogne invétéré, brusquement privé d’alcool – à ce stade, il devait sûrement avoir des hallucinations.

Il comprenait les serviteurs, mais, dans son état, et s’ils voulaient pouvoir parler raisonnablement avec lui, il fallait donner à son père suffisamment de son poison pour lui rendre un simulacre de raison. Son cerveau n’avait plus l’habitude de fonctionner sans alcool. Dyan vit les mains tremblantes, la démarche vacillante.

Il n’aurait jamais dû le laisser dégénérer à ce point. Mais ils avaient sans doute trouvé plus simple de le laisser boire jusqu’à ce que mort s’ensuive que de batailler avec lui pour son bien. Si j’avais été là…, pensa douloureusement Dyan, regardant l’épave qu’était devenue un père autrefois aimé. Mais, comme il le dit, j’étais pressé de laisser le problème derrière moi, et c’est donc autant ma faute que la sienne. Je ne vaux pas mieux que Rian.

– Je vais te chercher à boire, Père, dit-il.

Il descendit, trouva du vin, et ordonna au coridom de monter à manger. Son père but goulûment, renversant du vin sur sa chemise. Quand ses tremblements eurent cessé, Dyan le persuada de manger un peu de soupe.

Frissons et tremblements cessèrent peu à peu. Maintenant qu’il avait bu, pensa Dyan, son père paraissait plus sobre que quand son organisme était privé du poison. Il ne pouvait véritablement plus fonctionner sans boire.

– Maintenant, parlons raisonnablement, dit Dyan quand son père fut redevenu un semblant de ce qu’il avait été. Tu sais ce que tu as fait ?

– Elles étaient furieuses contre moi. Elorie et sa mère… maudites soient les femmes. Je l’ai fait taire, c’est tout, dit-il d’un air madré. Toutes les femmes méritent une taloche de temps en temps. Ça ne leur fait pas de mal. On peut même dire que ça leur fait du bien, et elles aiment ça. Elle est venue se plaindre à toi parce que je l’ai frappée ?

La sournoiserie de son père n’échappa pas à Dyan : il feignait toujours d’être plus ivre qu’il ne l’était, et plus fou.

– Tu l’as tuée, misérable ! explosa-t-il. Ta propre femme !

– Eh bien, murmura l’ivrogne, contemplant ses mains, je ne l’ai pas fait exprès. Je ne voulais pas lui faire du mal.

– C’est égal… non, Père, regarde-moi, écoute-moi, insista Dyan. C’est égal, tu n’es plus en état de gouverner le Domaine, et après ça…

– Dyan, dit son père, le tirant par le bras, j’étais soûl ; je ne savais pas ce que je faisais. Empêche-les de me pendre !

Dyan écarta sa main avec dégoût.

– Il n’est pas question de ça, dit-il. La question est la suivante : qu’est-ce qu’on va faire de toi pour que tu ne tues pas la prochaine personne qui traversera ton chemin ? Le mieux serait, à mon avis, que tu nous confies le gouvernement du Domaine, à Rian ou à moi, et que tu te confines dans cet appartement, sauf quand tu as toute ta tête.

– Ah, c’était donc ça ! dit son père avec fureur. Vous cherchez à m’arracher le Domaine ? C’est bien ce que je pensais. Jamais, tu m’entends ! C’est mon Domaine, mon gouvernement, et je devrais l’abandonner à un gamin prétentieux ?

– Je t’en supplie, Père ; personne ne te fera de mal, mais quand tu seras dans l’impossibilité d’assumer ta charge, je pourrai m’occuper du Domaine à ta place.

– Jamais !

– Si tu n’as pas confiance en moi, donne-le à Rian, et je l’assisterai loyalement…

– Rian ! s’écria son père avec mépris. Je sais maintenant ce que tu mijotes. Vous êtes témoins, Grands Dieux…

Il leva les bras au ciel en versant des larmes d’ivrogne.

– Mon frère, mes enfants – tous mes ennemis essayent de m’arracher le Domaine, de m’enfermer…

Dyan ne sut jamais à quel moment il prit la décision, mais peut-être ne fut-ce d’abord que le désir de réduire l’ivrogne au silence. Il projeta la force nouvelle de son laran – c’était la première fois qu’il s’en servait depuis le début de sa formation à Arilinn – et saisit l’esprit de son père, dont les paroles moururent dans l’incohérence. Dyan serra de plus en plus fort, sachant qu’il devait agir ainsi afin de régler le problème et de libérer le Domaine Ardais du gouvernement d’un fou.

Quand il s’arrêta, il était pâle et tremblant, se forçant à lâcher son père avant de le tuer. Il réalisa avec honte qu’il en avait été tenté. Son père gisait par terre, ayant glissé de son fauteuil pendant cette monstrueuse bataille.

Dom Kyril marmonna :

– Bien sûr… c’est la seule chose à faire. Appelle les Gardiens, et qu’on en finisse.

Sans un mot, Dyan sortit et alla chercher le coridom.

– Va quérir les Gardiens, dit-il simplement. Il est raisonnable pour le moment, et prêt à faire ce qui doit être fait.

Ils arrivèrent dans l’heure, ces vieillards qui composaient le Conseil du Domaine, et qui étaient au courant de la situation depuis des jours. Le souverain d’Ardais tenait son pouvoir de leurs conseils et de leur accord.

– Mes amis…, commença Dyan.

Il était retourné se changer dans sa chambre, et avait revêtu un costume sobre aux couleurs d’Ardais, noir et pourpre. Il avait aussi fait venir le serviteur de son père, qui l’avait lavé, rasé, et rendu présentable.

– Vous savez quel triste événement nous réunit ici. Avant même d’accompagner la Dame d’Ardais à sa dernière demeure, nous devons assurer la sécurité du Domaine.

– A-t-il accepté de te confier le Domaine ? Nous avons essayé de l’en persuader mais… a-t-il accepté de sa propre et libre volonté ?

– De sa propre et libre volonté, dit Dyan.

Même dans le cas contraire, quel choix avais-je ? se demanda-t-il.

– Alors, dit le plus vieux, nous sommes prêts à être témoins.

Ils se placèrent donc au côté de Kyril Ardais, calme maintenant et manifestement sain d’esprit, pendant la brève cérémonie au cours de laquelle il renonça formellement et irrévocablement au gouvernement d’Ardais, en faveur de son fils aîné, Dyan Valentin.

Quand ce fut fini et que le Conseil d’Ardais eut prêté allégeance à Dyan, Dyan relâcha l’emprise de fer qu’il avait exercée sur l’esprit de son père pendant toute la scène. Il s’effondra sur le sol, en vomissant au milieu de plaintes incohérentes. C’était inévitable, se dit Dyan, il n’y avait rien d’autre à faire ; mais cela lui laissait un mauvais goût dans la bouche. Il avait fait un usage interdit de son laran, il le savait. Ils auraient dû le garder, à Arilinn…

Mais quelle était l’autre solution ? se demanda-t-il sombrement. Confier son père aux soins d’un guérisseur – pendant un an, peut-être – jusqu’à ce qu’il recouvre la raison ? Pas le temps. Non, il avait fait ce qu’il fallait ; aucun homme ne peut contenir la conscience d’un homme. Ni aucune femme non plus, pensa-t-il, brûlé par le souvenir de Fiora et du Serment de moniteur. C’était, sans aucun doute, la raison pour laquelle il répugnait à le prêter. Eh bien, ce n’était pas un serment qui pouvait l’empêcher de faire ce qu’exigeait sa conscience. Mais cela n’aurait pas dû se produire. Il ne dirait même pas adieu à Elorie : elle était de ceux qui l’avaient forcé à agir ainsi.

 

Fiora d’Arilinn avait été informée de l’arrivée des hommes d’Ardais. Elle sentit en eux une tension qui s’accordait mal avec le simple règlement d’une affaire familiale. Rian paraissait calme ; pourtant, lisant dans son esprit ce qui s’était passé, elle s’emporta intérieurement. Non, extérieurement, Rian n’était pas homme à gouverner un Domaine ; pourtant, il n’était pas normal non plus qu’il eût été écarté. Chargé de cette responsabilité, il aurait pu grandir pour l’assumer ; maintenant, il serait à jamais résigné à ses faiblesses. On avait eu tort de lui permettre de se réfugier à Arilinn, éternellement incapable de développer ses propres forces, éternellement immature. Elle prit ses mains impulsivement.

– Bienvenue, mon vieil ami, dit-elle en les serrant dans les siennes. J’avais craint que tu ne sois perdu pour nous.

Craint ? Espéré plutôt, espéré qu’il trouve la force de prendre la place de son frère ; mais, mis au pied du mur, il ne l’avait pas fait.

Tournant son attention sur Dyan, elle réalisa qu’il était las, mais calme, et que ses barrières mentales étaient tombées : il n’était plus opaque pour elle, il avait acquis une sorte de force intérieure, réalisé quelque potentiel inconnu.

– Dyan, je suis heureuse de te revoir, dit-elle, touchant légèrement sa main.

A ce contact, il lui devint transparent ; il ne désirait plus lui cacher ce qu’il avait fait et pourquoi, et elle fut choquée.

– Dyan, je suis désolée de ce qui t’est arrivé, dit-elle.

– J’ai fait ce que je devais faire, et si tu sais ce que j’ai fait, tu sais aussi pourquoi. Tous des hypocrites ; aucun n’avait le courage d’agir. Et maintenant, toi aussi tu vas me condamner ?

– Te condamner ? Non, je suis la Gardienne d’Arilinn, mais je ne suis pas la Gardienne de ta conscience ni de celle de quiconque, dit-elle, sachant que ce n’était pas vrai.

Elle avait cherché à lier sa conscience par un serment, et elle avait échoué.

– Je dis seulement que maintenant tu ne peux pas revenir parmi nous, et tu sais pourquoi. Rappelle-toi les paroles du Serment de moniteur : n’entrer dans aucun esprit sauf pour secourir ou guérir, et ne jamais forcer la conscience de quiconque.

– Dame Fiora, si tu sais comment j’ai contraint mon père à accepter l’inévitable, tu sais aussi pourquoi, et quelles étaient les solutions possibles, dit Dyan, se contraignant à rester impassible, et refusant le contact de son esprit.

Fiora baissa la tête.

Ce n’était pas juste, ce qu’elle devait faire. Maintenant, ils n’auraient plus aucun contrôle sur lui, aucun lien pour rectifier le mal qu’il pourrait faire. Il était à jamais hors d’atteinte de l’aide et du contact d’une Gardienne.

– Je ne te juge pas. Mais, puisque tu as violé ton Serment, ta place n’est plus ici.

Mais alors, où pouvait-il aller, pensa-t-elle, paniquée, étant désormais au-delà de son jugement ? Déjà, sa vie devait se dérouler en dehors des lois imposées à tous. Fallait-il en faire un hors-la-loi avant même la fin de son adolescence ? Elle réalisa avec désespoir qu’il s’était même mis hors de portée de son aide.

– Accepteras-tu ma bénédiction, Dyan ? dit-elle lentement.

– Volontiers, Dame Fiora.

Sa voix tremblait, et elle pensa avec une profonde pitié : Ce n’est encore qu’un adolescent, et il a plus que jamais besoin de notre aide. Au diable nos règlements et nos lois ! Il a eu le courage de les violer ; il a fait ce qu’il devait. Je voudrais l’avoir osé aussi.

Elle dit lentement, lui tendant le bout des doigts :

– Tu as du courage. Si tu agis toujours en accord avec ta conscience, même quand elle va à l’encontre des règles établies, je ne te condamne pas. Mais si tu veux connaître ma pensée, je te dirai que tu t’es engagé sur une voie dangereuse. Peut-être est-elle bonne pour toi ; je ne sais pas.

– J’en suis arrivé à un stade de ma vie où je ne pense plus en termes de bien et de mal, mais seulement en termes de nécessité.

– Alors, que tous les Dieux t’accompagnent, Dyan, car tu auras besoin de leur aide plus qu’aucun d’entre nous.

Sa voix se brisa, et il baissa les yeux sur elle – elle le sentit – avec douleur et pitié. Pour la première, et peut-être la dernière fois de sa vie, il demande de l’aide, et mes serments et mes lois minterdisent de la lui accorder.

– Tu peux envoyer Elorie ici quand tu voudras, dit-elle tout bas.

Dyan se pencha sur la main de Fiora et effleura de ses lèvres ses doigts d’une blancheur cadavérique.

– Si les Dieux existent, Dame Fiora, je leur demanderai leur aide et leur compréhension. Mais pourquoi ne sont-ils pas venus à mon secours quand j’en avais le plus besoin ?

Il se redressa avec un morne sourire et elle sut qu’il avait relevé ses barrières mentales ; il était à jamais hors d’atteinte. Puis il quitta Arilinn sans un regard en arrière.

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